« Colons » : un livre dans le cru de l’identité chilienne
Rue89-Nouvel Obs, France
En France, lorsqu’on parle de colonisation du Chili, on pense à l’Espagne du milieu du XVIe siècle. Pourtant, la colonisation dont vous parlez est celle de la fin du 19e siècle : lorsque des Français, des Belges, des Suisses, des Hollandais, des Italiens… sont arrivés au Chili.
Leonardo Sanhueza :
Au Chili, il y a eu plusieurs grands moments de colonisation. La première, celle de l’arrivée des Espagnols au 16e siècle, je ne l’appellerais pas « colonisation », mais plutôt « conquista » ou « invasion ».
Au milieu du 19e siècle il y eut une première colonisation de la région des lacs dans le Sud chilien, une colonisation par des Allemands surtout.
Mais il y aura aussi une seconde colonisation. Beaucoup plus terrible que la première…
C’est de la seconde colonisation de l’Araucanie dont je parle dans le livre, en effet. Il s’agit de la colonisation d’une région qui n’est devenue chilienne qu’en 1881 : pendant plus de 300 années, un traité mis en place par la colonie espagnole avait respecté l’autonomie de l’Araucanie et de ses habitants, les Mapuche.
Une guerre décidée par l’Etat ? Pourquoi ?
Qu’est-ce que la colonisation de 1884 a eu de particulier ?
Ce sont donc des européens pauvres ou appauvris qui viennent coloniser l’Araucanie…
Oui. Et ce sont eux qui apportent le troisième composant de l’identité de la Frontera composée des Mapuche, des métisses chiliens et de ces européens pauvres. Pauvres comme tous les autres. Ils venaient la plupart du temps d’une grande ville suisse, française, allemande… ce n’étaient pas des paysans. Et ils avaient un métier : cocher, horloger, maîtres charpentier… Seulement, quand ils arrivaient, cela ne leur servait à rien. Un cocher, par exemple, habitué à ramener des spectateurs de l’Opéra, se trouvait en pleine cambrousse face à ceux du coin qui savaient manier le cheval bien mieux que lui… en d’autres termes, le métier des colons ne leur était d’aucune utilité en Araucanie.
Est-ce que certains sont rentrés en Europe ?
Le projet de colonisation de l’Araucanie fut donc un échec désastreux…
Oui, parce que l’idée était d’avoir une région agricole importante, composée une foule de petits paysans, petits propriétaires terriens. Et on créa, au contraire, des immenses propriétés avec, à leur tête, ceux qui avaient pu survivre à l’ambiance sombre qui régnait à l’époque dans la région.
Il n’y a donc que des assassins et des bandits qui survivent en Araucanie ?
Vous êtes de là-bas ? Vos ancêtres aussi ?
Le grand-père de mon grand-père est arrivé à la Frontera à cette époque-là justement. C’était un mineur du nord.
Il s’était porté volontaire civil pour la guerre du Pacifique. Quand elle s’est terminée, il est partie dans le Sud, c’était un chercheur d’aventures, un tinterillo, c’est-à-dire quelqu’un qui savait manier l’encre, qui connaissait le travail des avocats mais n’en était pas un. A une époque où les gens savaient à peine écrire, le tinterillo était regardé comme un sombre personnage. Il est mort dans les années 30, assassiné dans les collines de Truf-Truf, face à Temuco, où se trouvaient les maisons closes. Tout ce que j’ai entendu de lui, de son fils, du fils de son fils… c’étaient des histoires de bandits, à cheval, dans la cordillère. Mon arrière-grand-père était presque un bandit, mon grand-père, lui, était carabinier.
Le livre raconte une page de l’histoire de votre famille, le monde dans lequel vos ancêtres ont dû évoluer ?