Les auteurs de ce livre ? 51 facteurs qui racontent leur tournée au coeur des villes, dans les cités, à la campagne. Cocasses, tendres ou poignantes, leurs « chroniques du petit matin » dessinent la France.
Dans un monde qui change, le facteur reste une icône positive. Il soigne les bobos d’aujourd’hui, là où ça fait le plus mal, aux points de fragilité du lien social, affirme dans la préface du livre le sociologue Jean-Claude Kaufmann.
Régis Cordier et Jean-Jacques Raiffé,
Tours, les deux lions
C’est un couple d’amis, de complices et, depuis 5 ans, un couple de professionnels. Jean-Jacques Raiffé et Régis Cordier ont demandé à travailler ensemble après le départ en retraite du binôme de Jean-Jacques. Et, comme tout le monde savait, au Centre « Les deux lions » à Tours que les deux hommes s’entendaient bien, le « mariage » a très vite été adopté. Depuis, ils assurent, ensemble, la distribution du courrier et de paquets dans le sud de Tours, à un quart d’heure du centre d’une ville connue pour la beauté de sa région, ses nombreux châteaux et son vignoble.
Très vite, le binôme a créé un véritable club de fans autour de lui, dont fait partie le directeur d’une société qui fabrique du matériel de sécurité, un féru défenseur du service public : ils représentent ce qu’il appelle avec émotion « le trait d’union ». Au centre commercial, il n’est pas rare que le traiteur leur fasse goûter une nouvelle recette : car tout le monde sait, ici, que le « couple » est constitué de grands gourmets. Deux bons vivants qui aiment par-dessus tout la liberté dont ils jouissent en vivant dehors, en rencontrant des gens. Il faut dire que, lorsqu’ils attaquent le grand ensemble d’immeubles (près de 4000 boîtes à lettres, soit environ 18 000 habitants) qui constitue le gros de leur tournée, ils se trouvent dans un lieu inondé de verdure, d’arbres qui atteignent 10 à 15 m de hauteur, de balcons fleuris et habitations avec vue sur le Cher. Et, au bord de l’eau, de nombreux pêcheurs à la ligne qui attendent sagement qu’un cendre ou un brochet morde à l’hameçon.
« Travailler en binôme, c’est une force. Surtout parce que nous nous entendons bien. Nous avons la même vision de notre métier, le même plaisir à l’exercer. Et une complicité telle que nous n’avons pas besoin de parler pour deviner ce que l’autre va entreprendre. L’enchaînement de la tournée se fait naturellement sans ordre préétabli.
L’un répartit le courrier dans un immeuble, pendant que l’autre avance la voiture, prend les paquets, les distribue aux les numéros suivants. Et ainsi de suite. Si l’un oublie quelque chose, l’autre y pense. Si l’un n’est pas en forme, l’autre assure davantage. Pourtant, nous ne nous ressemblons guère ».
Régis : « J’ai quitté l’école à 16 ans, commencé comme télégraphiste à Paris où j’ai rencontré ma femme également télégraphiste. Puis je suis parti à Laval avant de passer le concours de jeunes facteurs en 1974 à Nantes. Marié, j’ai demandé ma mutation à Tours, la « ville verte », au cœur des châteaux et je l’ai obtenue. C’était il y a 23 ans ».
Jean-Jacques : « Moi, je viens de Chatelleraux. J’ai fait de la sculpture sur bois et de la mécanique générale avant de travailler à Paris pendant 6 ans, assurant les liaisons entre gares et centres de la Poste. J’ai passé le concours externe de facteur et j’assure cette tournée depuis 24 ans. Un jour j’ai monté un chéquier à une jeune femme et elle m’a invité à boire un café. Quelque temps après, je lui ai apporté un paquet et on a commencé à parler. Puis les cafés ont eu lieu en dehors des heures de travail pendant un an environ avant que je ne la demande en mariage. Cela dit, d’autres client m’ont offert des cafés, et je ne les ai pas épousés ».
« Vers 11h, on fait une petite halte au café. Et là, on joue un peu le rôle de l’agence pour l’emploi : le patron nous demande si on ne connaît pas un cuisinier sur la tournée. Il nous est aussi arrivé de passer l’information d’un appartement à vendre dans une tour au 16e étage. Ou de chercher un bricoleur pour refaire un intérieur. Nous créons le contact.
Connaître nos clients, mettre un nom sur un visage, un visage sur un nom : c’est l’une des bases de notre métier. Il faut dire que les gamins que nous avons vus naître lorsque nous sommes arrivés à Tours, sont aujourd’hui des parents.
Ils restent souvent dans le coin. Cela nous permet de deviner le destinataire d’une lettre dont nous n’avons que le prénom et le nom de jeune fille qui ne figure pas sur la boîte à lettre.
Ou lorsque nous avons deux homonymes, comme les Baudis qui habitent le même immeuble, de déduire auquel est adressé une lettre et de leur raconter la situation pour éviter tout malentendu. Car nous en avons eu un, un jour, avec deux autres homonymes, les Berthot. L’un d’eux, un monsieur pas très fortuné, a reçu la facture de téléphone de l’entreprise de l’autre. Heureusement, le particulier, très agité, nous en a parlé, et nous avons immédiatement rectifié l’erreur.
Nos clients nous connaissent bien, eux aussi : au point où, lorsque l’un de nous vient à manquer quelques jours, nos femmes sont harcelées de questions concernant notre santé. Cette proximité, fait le charme de notre métier.
Environ 40% des habitants des immeubles de notre tournée sont des personnes âgées. Beaucoup de retraités qui ont acheté un petit appartement il y a 25 ans. Mais aussi une maison de retraite médicalisée. La plupart ont de la famille dans la région qui s’occupe d’eux. Ce qui ne les empêche pas de ressentir un grand besoin de parler, de se confier. Souvent, on leur monte les paquets d’eau, les courses un peu lourdes. J’ai même préparé un faisan au choux blanc pour un pépé qui ne voyait plus clair (raconte Régis)… on a fini par le manger ensemble.
Avec ‘Mamie champignons’ nous partageons la même passion : la cueillette en forêt. On se raconte les bons coins pour trouver des Girolles au printemps, des Cèpes en septembre, des pieds de mouton… Avec d’autres personnes on parle de la pêche et de la chasse. L’un de mes clients m’a offert sa barque et un fusil de chasse (raconte Jean-Jacques) parce qu’il ne pouvait plus se déplacer.
Une minute par-ci, une minute par-là, on prend le temps, sans flâner. Pour protéger le côté convivial de notre travail : car, c’est le facteur qui fait sa clientèle, et non l’inverse. Si vous êtes sympathique avec les gens, ils vous le rendent. Je me souviens d’une cliente qui m’a proposé de me repasser une chemise qui était vraiment trop chiffonnée. Ou un autre qui m’a aidé à me rendre à l’infirmerie de la maison de retraite parce qu’en ouvrant la façade en fer d’une batterie de boîtes à lettres qui pèse au moins 30 kg, elle s’est décrochée et je l’ai reçue sur la tête.
Jean-Marie Gamiette,
Mennecy, Essonne
Cela fait cinq ans que Jean-Marie Gamiette est facteur au centre de la Poste à Mennecy. Cinq ans de fous rires tous les matins et d’une ambiance de bonne camaraderie qui lui est chère. Car Jean-Marie (JM, pour ses amis) aime le contact, le sourire et la bonne humeur. Le « cœur » du service public, dit-il. Demain, c’est son dernier jour à Mennecy, car JM est promu facteur de secteur, à Draveil. Sur fond de radio, ses collègues entonnent « …avec le temps, va, tout s’en va… » de Léo Ferré. Lui avale sa salive, cache l’émotion.
A moins d’une heure de la capitale, « la petite province » somnole encore sous une couche de brouillard printanier, quand JM et ses 19 autres collègues commencent le tri. De la verdure partout. Des parfums de nature. Des petits pavillons aux jardins fleuris, une Porsche, un bateau, un mobilhome devant le garage. Juste à côté, des centres commerciaux, des bâtiments préfabriqués cachés par des arbres, regroupent des bureaux d’entreprises de services en tous genres, des ateliers d’artisans, une zone industrielle. Tristement connues il y a une vingtaine d’années pour les descentes de skinheads, Mennecy et Ormoy, les deux communes que couvre la tournée de JM, ont littéralement changé de visage. La construction est en plein boom. Les gens du coin ont choisi entre deux modes de vie : soit ils travaillent à Paris et reviennent à la campagne le soir, soit ils montent leur affaire dans le coin. Et ça marche. Nombreuses femmes travaillent à la maison, s’abonnent à tout, achètent par correspondance.
Tous les jours, vers 9h30, sportif et agile, JM enfourche la Piaggio postale et entame sa tournée d’une 20e de km.
« J’ai entassé le courrier dans la grande boîte bleue à l’arrière, et dans la sacoche à l’avant. Au total, près de cent kilos… je récupère le reste dans deux ‘dépôts relais’ sur le trajet.
En hiver le travail est beaucoup plus dur. D’abord parce qu’il y a plus de courrier, mais surtout parce qu’il fait froid. Certes, nous sommes habillés comme des motards professionnels : le casque blanc, la combinaison, le blouson et même les bottes montantes. Mais l’équipement n’empêche pas le verglas. Et l’année dernière, la poignée de l’accélérateur est restée bloquée, le scooter est parti et j’ai fait une sacrée chute… heureusement sans gravité.
J’aime beaucoup ce métier. Non seulement parce qu’on peut y évoluer rapidement, mais aussi parce que, même si l’on commence très tôt le matin, on finit aussi très tôt l’après-midi. Vers 14h, j’ai du temps pour faire du sport, m’occuper de ma petite fille de 18 mois, lire…
Lorsque je suis devenu facteur, j’ai particulièrement été touché par le serment au cours duquel on s’engage à respecter le devoir de réserve. Parce qu’involontairement on entre dans la vie des gens : on sait où ils vont en vacances, quand ils se séparent… quand une entreprise fait faillite. D’ailleurs, on ne dit pas ‘le’, mais ‘mon’ facteur. Une affection qui ne s’explique pas : ça fait partie de l’inconscient collectif.
Le facteur est un témoin des joies et des peines, un conseiller aussi. Mais ce n’est pas toujours un rôle facile à assumer. Il faut apprendre à mettre des distances. Etre gentil, courtois, à l’écoute, mais poser des limites. Se protéger soi-même c’est aussi se faire respecter. Pourtant, qu’on le veuille ou non, on s’attache à certaines personnes.
Tous les jours, lorsque je passais déposer le courrier chez un jeune couple de travailleurs indépendants, ils me disaient : ‘encore des factures’. Je leur répondais : ‘vous allez voir, je vais vous apporter un chèque’. Quelque temps après il est arrivé, le gros chèque. Depuis, les liens se sont resserrés.
Chez la bijoutière, ce n’est pas la bonne nouvelle qui tisse des liens, puisque je lui apporte souvent des lettres recommandées, des impôts : ‘ils me harcèlent’, lance-t-elle. Mais elle dit aussi que je ‘lui apporte le soleil en hiver comme en été’, et elle m’explique tout sur les taxes, et la manière dont le fisc étouffe les petites entreprises comme la sienne.
Son voisin, le propriétaire de la pizzeria, est devenu un ami. Le courant est passé tout de suite. Il m’a raconté comment il avait acheté, puis vendu, puis racheté l’affaire. Ses difficultés au début, et sa joie maintenant, parce que le restaurant ne désemplit pas. Il m’invite fréquemment à grignoter quelque chose, à boire un verre.
Parfois ça ne se passe pas très bien : dernièrement j’ai apporté un gros paquet à un philatéliste. Il pleuvait, tout était mouillé, le facteur comme le courrier. Il était furieux ! Je ne me sentais pas bien : le sentiment d’une tache non accomplie. Un facteur, voyez-vous, c’est avant tout une grande conscience professionnelle ».
Rolland Méjean
La Canourgue, Lozère
C’est un enfant du pays dont il porte le nom. Rolland Méjean, comme le Causse Méjean au cœur de la Lozère. Un homme attaché à sa terre calcaire et surtout à ses gens. Des paysans qui vivent du lait de leurs brebis. Un lait qui devient, grâce à un savoir-faire millénaire, le fameux Roquefort. Et l’affaire tourne bien, puisque le Causse ne se vide pas de ses jeunes, bien au contraire : ils restent ou ils reviennent, reprennent les fermes de leurs parents et grands-parents, s’associent en GAEC (groupements agricoles d’exploitation en commun), montent de entreprises et construisent des bergeries modernes à côté de leurs fermes voûtées aux toits de lauzes. Internet et le fax ont beau faire, le courrier d’entreprise n’est pas prêt de s’arrêter. Ici on tient au papier que l’on touche, celui que l’on reçoit par la poste et qui vous est apportée en main propre… par Rolland.
Il a bien tenté de vivre ailleurs, le Rolland. Quand il a commencé sa carrière de facteur en 1975 en travaillant de nuit à Bobigny près de Paris, pendant 3 ans. Mais le cœur l’a ramené en Lozère, d’abord à Marvejols puis à La Canourgue où il a eu trois fils avec Colette. C’est là qu’il a assis sa réputation de véritable homme orchestre : sapeur pompier, secouriste, moniteur de sécurité routière et de prévention des risques liés à la manutention à la Poste. Mais aussi membre du comité des fêtes et de la Confrérie de la Pouteille et du Manoul où l’on déguste des pieds de porc et des tripes de mouton roulé.
C’est depuis ce village lozérien plein de charme que, tous les matins, à 7h30, il recommence une nouvelle aventure. Après avoir minutieusement classé les enveloppes et bu le café avec les 9 autres facteurs du centre, il saute dans son bolide couleur d’omelette fraîche. Puis dégringole les pentes et monte les côtes des petits sentiers du Causse, parsemés de croix occitanes.
« Les gens m’interpellent : Alors Rolland, quoi de neuf ? Ici, le tutoiement est de règle. Justement, aujourd’hui c’est vendredi, le jour de la distribution du journal ‘La Lozère Nouvelle’ auquel tous les gens du coin sont abonnés. Un moyen de suivre ‘ ce qui se dit en ville’, d’être au courant de ce qui se passe, des naissances, mariages, décès… mais aussi l’occasion de m’inviter à boire un petit café, de m’offrir quelques légumes du potager ou un verre de sirop d’orange à l’heure de l’apéritif. Car bon nombre d’habitants de cette contrée ne descendent pas en ville tous les jours. Les plus âgés n’en ont pas la force, les plus jeunes pas toujours envie.
Mes collègues me taquinent en disant que‘ lorsque je passe, les bergères sortent en courant’. Car je ne suis pas ce qu’on appelle un ‘timide’ : je parle volontiers, lance des gentillesses aux filles du coin. Ici, j’incarne ‘ celui qui connaît tout le monde’, qui crée des liens. D’ailleurs, j’ai toujours aimé rendre les ‘petits services qui changent la vie des petites gens’. Il y a 10 ans, tous les mois, nous apportions les retraites aux usagers. Aujourd’hui, ils appellent la Poste le matin, et je leur remets l’argent le jour même. Avant, on remplissait la feuille de maladie, aujourd’hui, on nous passe la carte vitale et l’ordonnance.
Et puis, je n’oublie jamais d’apporter du tabac à l’Emile, un ancien ouvrier agricole âgé de 84 ans, qui n’a pas de retraite. En grillant une cigarette avec lui, je me renseigne sur l’essentiel : sa santé. ‘Il faut appeler le docteur ! Je l’appelle à votre place ?’. D’un regard je parcours la pièce sombre et fraîche pour voir si tout est en ordre : un lit, une table, un four… et une télé offerte par tous les villageois pour ses 80 ans. Emile est surnommé Saint Pierre dans le village de Soulages, parce qu’il a les clés de tous les habitants. Lorsqu’ils s’absentent, ils l’appellent pour qu’il ouvre les maisons et leur fasse prendre le soleil.
Devant la bergerie des Royer, j’ai déposé un livret A, avec 45 euros environ au crédit : un cadeau de la Mairie et de la Poste pour fêter l’arrivée d’une jolie petite fille qui vient de naître. La bergerie des parents a brûlé l’an dernier et j’ai fait partie de l’équipe de sauvetage, en tant que pompier. Ca aussi, ça crée des liens ».
« Quand personne ne m’attend dehors, je tourne le loquet de la porte, toujours ouverte, en m’annonçant : ‘Bonjour ! Il y a quelqu’un ?’. Puis je dépose les enveloppes sur la table et prends celles à poster et les pièces pour les timbres. Si la porte est fermée, c’est la boîte à lettres qui sert de lien. Mais ici, les gens ne l’aiment guère, comme le dit Monsieur Pierre, le visage sillonné par la labeur et le temps : ‘si tu as une boîte, ça veut dire que tu mets le facteur dehors’ ».