Le gourmet
Ce fut un ami qui la lui présenta. Très vite, il tomba amoureux de son parfum, un peu citronné. Plus tard, il décida de lui apporter sa touche personnelle. Un bon verre d’huile d’olive mélangée au vin blanc. Sec de préférence. Puis les épices vinrent en pluie s’ajouter à l’échalote, à l’ail et aux herbes de Provence. Car si elle semblait être une sauce facile à composer, Marc, en spécialiste, sut y mettre ce qu’il fallait pour en faire « sa » recette qui donnait aux plats les plus simples des allures de banquet. Et Marc était heureux. C’était un spectacle que de le voir au fourneau, en chef virtuose. D’un coup de baguette magique, il effaçait ses tracas : sa vie instable d’intérimaire, son sentiment de précarité chaque fois qu’un contrat se terminait et qu’il fallait tout recommencer, l’impossibilité de prévoir, de se projeter, les déménagements sans fin… Il oubliait tout, pour ensoleiller une viande, donner au poisson son goût sauvage, relever les senteurs fraîches des crustacés.
Sa sauce « Brasucade », connue dans le sud de la France, semblait lui porter chance. Il avait entrepris de la commercialiser. Lentement elle se faisait une place dans les rayons des magasins. Marc caressait le projet de vivre de son talent de chef. Tout se présentait pour le mieux. Mais la vie ne le voulut pas ainsi…
« 1997. J’ai eu le temps de voir l’autre voiture, les phares en pleine nuit avant de la prendre de face. Ça m’a aveuglé comme un flash. J’ai freiné, tourné le volant, puis le bruit est devenu sourd et l’image s’est brouillée. Sur la route de Montpellier à Nîmes, ma Citroën 2CV offrait le tableau impressionnant d’un tas de ferrailles amassées comme des feuilles mortes. Et moi… trente-trois fractures et la jambe gauche déchiquetée. L’infection est arrivée jusqu’à l’os. Le médecin a prononcé le mot « amputer ». Amputer ! Le mot m’a glacé. Heureusement, l’infection a régressé quelques jours avant la date prévue de l’opération et j’ai pu garder ma jambe. C’était l’essentiel. Mais j’ai dû rester deux ans à l’hôpital.
Deux années d’immobilisation, ça casse une vie. En sortant de l’hôpital, je restais handicapé du genou. Je ne pouvais plus travailler. Tout est allé très vite : j’ai perdu mon appartement, mes meubles. Je devais tout recommencer à zéro… Côté professionnel, je devais parer au plus pressé et mettre mes projets culinaires de côté. J’ai compris aussi que mon CAP d’électrotechnique industrielle ne suffirait pas, ni mon expérience. Alors, j’ai décidé d’aller de l’avant. Objectif : compléter ma formation. J’ai parié sur l’électronique industrielle. (…)


L’artiste
Elle s’exprime par la peinture. Car Dominique est une artiste et son interprète est un pinceau. Elle aime la couleur. Toutes les couleurs, sans oublier le blanc qu’elle laisse régner dans son univers.
Dans son atelier, qui lui sert également de bureau, elle a posé son chevalet. Paysages, portraits, marines… Elle mélange avec plaisir les pigments sur la palette, avant de leur donner corps et vie sur la toile. Dominique, en femme libre, peint ce qu’elle aime, pas ce qu’on lui commande. Quant à vendre ses toiles… Lorsqu’un acheteur potentiel se montre intéressé, lors d’une exposition au village par exemple, elle monte le prix, histoire de le décourager. Elle préfère donner ses œuvres à des proches.
Cela fait longtemps que la couleur est entrée dans la vie de Dominique : à l’époque où elle exerçait son métier de coiffeuse, elle a appris à mélanger les poudres et les teintures pour illuminer les cheveux, couvrir le gris du temps, donner de l’éclat aux visages…
Mais un jour, un jour sans couleur, un jour gris et maussade, le rideau est tombé. Dominique apprend qu’elle a un cancer. Le diagnostic est pessimiste.
« Mon existence toute entière a été bouleversée. J’ai vite compris que les médecins ne donnaient pas cher de ma peau, avec, selon eux, moins d’une chance sur deux de m’en sortir. J’ai subi une opération pour me sauver. Puis les traitements ont commencé, six cures de chimiothérapie… (…)
Moi, la sportive, qui pratiquais du vélo, de la gymnastique, beaucoup de marche à pied, et qui faisais attention à ma ligne, j’ai pris du poids à cause des médicaments. Mon bras enflé, les médecins m’ont interdit de reprendre le travail.
Mais ce n’est pas tout : à cinquante ans, je me suis retrouvée au chômage. A l’agence d’intérim où je me suis inscrite, j’ai déclaré mon handicap, en pensant bien faire. Erreur… Cela a effrayé beaucoup d’employeurs : ils se sont sûrement dit qu’il allait falloir me prendre en charge et ils n’en avaient ni le temps, ni l’envie. Alors, j’ai tenté le coup en occultant mon handicap et j’ai trouvé un emploi. D’abord dans la préparation de commandes en pharmacie. Puis j’ai changé et appris à réaliser des tests de résistance sur des tissus pour les airbags. Je m’y suis tellement investie que j’ai fini par former à mon tour. (…)
La magicienne
Hélène travaille dans une entreprise d’outillage et de bricolage. Ce jour-là, elle doit déplacer une palette d’une tonne et demie de produits chimiques. Elle trouve la manœuvre hardie, mais elle effectue ce travail qu’on lui a demandé. L’ensemble peine à bouger, malgré ses efforts. La force à développer est trop importante pour elle. Soudain, le ‘tirepal’ bascule et c’est la déchirure.
Sur le coup, elle rit pour dédramatiser la situation… Mais la douleur s’installe, la paralyse. Hélène doit se rendre à l’évidence : impossible de lever les bras, de faire certains mouvement. On lui fait comprendre qu’elle n’a plus sa place dans cette entreprise. Nous sommes au milieu des années 80.
« Au début, j’avais vraiment l’impression qu’un avenir bien sombre s’offrait à moi en quittant cette entreprise. J’ai demandé conseil.
En allant voir une équipe chargée de l’insertion des personnes handicapées, j’ai rencontré une accompagnatrice dynamique. Elle m’a proposé du travail en cinq minutes : on cherchait quelqu’un pour mettre en place une association d’insertion de personnes en grande difficulté, une sorte d’intermédiaire avec les entreprises. J’ai dit oui.
C’était extraordinaire : il fallait tout créer. Tout reposait sur moi. Le budget était maigre, l’ordinateur vieux, le Conseil d’Administration frileux. SDF, RMIstes, clochards, vivaient dans le dénuement le plus total au cœur du monde de la rue rongé par la misère. La rue et ses codes, la rue comme une foire, où l’on perd l’équilibre et parfois la raison.
Tous les matins, ils venaient me voir pour que je leur rédige une lettre ; tous les jours, je leur procurais une ou deux heures de travail ; toutes les nuits, je leur cherchais un lieu pour dormir, se poser. Pendant deux ans, j’ai trouvé des solutions à une quarantaine de personnes. Mon mal de dos passait au second plan. L’important pour moi, c’était d’agir.


Le créatif
Mon premier est né dans les collines boisées d’Anatolie, au centre de la Turquie. Mon second a grandi à Lyon. Mon tout est un homme jeune de trente ans, bon vivant et qui, malgré les épreuves et les écueils, ne cesse de se projeter, d’anticiper, d’apprendre et de construire.
Erdogan n’a qu’un an et demi lorsque ses parents quittent leur petit village et émigrent vers la France. Au début, ils pensent rester juste le temps nécessaire pour mettre un peu d’argent de côté. Mais les mois, les années passent. Rentrer devient d’abord difficile, puis improbable et finalement impossible.
Et leurs six enfants – trois filles et trois garçons – deviennent grands. Parmi eux, Erdogan et sa sœur sont handicapés visuels et auditifs. Il leur faudra se débrouiller, construire, trouver des solutions…
« Lors de mon premier entretien d’embauche, c’est mon handicap que les recruteurs ont jugé et non ce que j’étais capable de fournir. On me regardait comme un problème, surtout avec un handicap de plus de 50%.
Il me fallait agir à l’envers, je dirais, en proposant au lieu de demander. En parlant de la personne, du professionnel que je suis : j’ai telles compétences, des solutions et des propositions plein la tête.
L’effet était magique : je passais directement à ce qui m’importait : le poste. Et là, l’employeur ne me cataloguait plus comme un chômeur handicapé, mais comprenait ma force de travail ! (…)
Je suis persuadé que, pour changer les mentalités, il faut dédramatiser le handicap au sein de notre société. Nous pouvons réaliser des merveilles si nous respectons les spécificités de chacun, si nous cessons de ne valoriser qu’un idéal de l’Homme parfait. »
L’optimiste
Il jongle avec les mathématiques, les statistiques et les paramètres financiers pour calculer un programme ‘optimal’ en fonction de la stratégie de l’entreprise. Il sait gérer les flux financiers, la trésorerie. Sa force ? Son aptitude à prévoir, anticiper, en un mot : flairer. Car Hugues écoute les placeurs et les emprunteurs, trouve les meilleurs taux en fonction des dépenses à venir.
Cela fait longtemps qu’il a entrepris de chercher et trouver la courbe optimale. Et pas seulement en finance. (…)
Adolescent, il apprend qu’il est atteint d’une maladie qui affecte les os, les rendant friables. Mais se dit que si les membres inférieurs ne se développent pas, les membres supérieurs, eux, compensent. Cela le rend fort. (…)
Il a réussi à faire des études brillantes. Aujourd’hui, à 37 ans, il est cadre.
« Je me suis adressé à une association, « Tremplin », qui s’occupe de l’insertion des étudiants handicapés dans le monde de l’entreprise et a réussi, avec le temps, à faire tomber certains tabous : grâce à cette association, des entreprises ne se disent plus que nous, personnes handicapées, ne sommes pas productifs, pas efficaces. C’est un grand pas en avant, dans le changement de mentalités !
A Tremplin on m’a conseillé de ne pas parler de ma maladie, excepté au médecin du travail, pour éviter la focalisation sur ce problème de santé plutôt que sur mes compétences professionnelles. Attitude qui risquait de me créer un second handicap. (…)
Ce qui me frappe à l’heure actuelle, ce sont les difficultés innombrables qu’une personne handicapée doit affronter pour évoluer, même si, comme moi, elle a un bac plus cinq et une bonne expérience. Certes, ce n’est jamais dit clairement, mais ce type de blocage est une réalité. Parce que certains estiment encore que le handicap rend incompétent… Ce qui crée un sentiment de frustration énorme, parce que c’est faux !


La conviviale
Elle vient d’une île que le soleil dorlote, la Sicile, où chaque pierre que l’on soulève témoigne d’un chapitre d’Histoire. Où chaque rocher incarne une légende homérique. Anna quitte sa terre de Méditerranée avec ses quatre frères et sœurs, dans les années soixante, lorsque ses parents émigrent pour travailler dans les villes de l’Est de la France. Elle passe quelques années dans une école de quartier, mais, très vite, se retrouve dans un internat pour élèves handicapés : la fillette ne peut pas se déplacer, à la suite d’une attaque de polio.
Elle garde un souvenir difficile de cette époque. Les rapports avec les responsables sont secs, durs même, pour une fillette parachutée dans ce lieu glacial. Ce samedi-là, elle attend la visite de ses parents qu’elle n’a pas vu depuis des semaines. Elle attend, mais personne ne vient. Le soir, les responsables se fâchent : « Tu nous as raconté des histoires ! » Anna se tait. Ils crient. Pourtant, c’est elle qui attend… Elle a envie ‘d’enfoncer la terre’. Mais ne pleure pas.
« Quarante années après, je revois encore des internes, dont ma meilleure amie, Chantal. Nous avons vécu des choses difficiles ensemble : cela crée des liens. En quittant l’Est de la France, à seize ans, j’ai atterri dans un autre internat, près de Paris, qui n’avait rien à voir avec ce que j’avais subi jusque-là. C’était extraordinaire. Les moniteurs étaient sympathiques. Mai 68 était passé par là…